Dardania

Chronique d'un touriste au Kosovo

tourte

Des villages éparpillés sur les collines. Il y a sûrement des loups dans ces forêts. Des ours encore peut-être. Toits de tuiles rouges et minarets blancs piqués ça et là. Les collines albanaises forment un drôle de paillasson bulbeux. Après avoir survolé Split, puis Tirana, nous franchissons maintenant un massif étincelant de neige sous le soleil de mars. Et puis les plaines grasses du Kosovo. Autrefois c'était la Dardanie, carrefour entre le Danube et l'Adriatique, entre l'est et l'ouest. Les Dardaniens, une tribu illyrienne, occupaient ce territoire, et même si les traces laissées sont négligeables les Albanais de cette région revendiquent haut et fort cette descendance.

carte géographique

Des champs, une agglomération là-bas et soudain un bourbier de terre noire qui annonce l'aérogare de Pristina: Welcome to Kosova. Un attroupement compact patiente sur le parking du hall des arrivées: regards à l’affût d'un mari, d'un fils ou d'’un cousin qui revient au pays. Un vieil homme épais, une grosse verrue sous le nez, propose de m'emmener en ville à bord de son antique Mercedes, pour dix euros : « autobus no ! ».

Pristina

Pristina

Pristina, quel joli nom ! On dit « Prichtina » ici. Mon chauffeur très attentionné me dépose devant le parc de l'université, sur le boulevard Mère-Teresa. Le Grand Hotel domine le centre-ville, ancienne gloire yougoslave déconsidérée où, dans le lobby lugubre, on m'indique la direction du bazaar. Face à l'hôtel s’élève la statue fleurie de Zahir Pajaziti, un commandant de l'’Armée de Libération du Kosovo (UÇK) tombé en janvier 1999 à l'âge de vingt-cinq ans. Le boulevard Nenë Tereza se transforme ici en rue piétonne. Une foule tranquille déambule, les terrasses ont fait le plein, les ekpresso fument, les hommes aussi. Revendeurs de clopes qui furètent entre les tables. La population est jeune, l'atmosphère décontractée. Il fait doux. Des marchands ambulants ont étalé leur camelote sur les dalles : poupées en robe de mariée, kalachnikov en plastique, chiots automatisés, livres islamiques, ballons figuratifs. Des chariots trimballent des montagnes de cacahuètes, de pistaches, de pop-corn et des stands distribuent des « american hot-dog ». Un attroupement fasciné s'est formé autour d'un grotesque orchestre folklorique d’'Amérindiens. Au Théâtre National voisin on célèbre la « fête de la Francophonie » organisée par l'Alliance française locale ; dix jours de théâtre, de conférences et d'activités didactiques. En face du petit bâtiment s'élève l'impétueuse statue équestre de Skënderbeu, héros médiéval albanais qui brava les troupes ottomanes avant leur déferlement sur la péninsule balkanique.

Ô très grand Epirote ! Ô vaillant Albanois !
Dont la main a défait les Turcs vingt et deux fois,
La terreur de leur camp, l'effroy de leurs murailles.


Pierre de Ronsard, Sonnet à J. Delavardin (1576)

statue équestre

Aujourd’hui le cheval de Skanderbeg se cabre au pied de la base rutilante de la MINUK, la Mission d'administration intérimaire des Nations Unies au Kosovo, en plein centre de Pristina. Sur les grilles qui entourent ce quartier général de l'’ONU, des centaines de photos ont été accrochées, portraits d'hommes et de femmes portés disparus depuis le conflit ethnique de 1998-99 ; la Croix-Rouge estime leur nombre à environ deux mille personnes.

photos de victimes

Tout a commencé en 1989, après des décennies de mouvements séparatistes et migratoires sous Tito. Le 28 juin de cette année-là, sur le mythique « Champ des Merles », lieu de la bataille du Kosovo* qui vit la défaite des armées serbes face aux Ottomans en 1389, Slobodan Milosevic harangue une foule de deux millions de personnes. Deux ans plus tôt, au même endroit, lors d'une longue audience nocturne, le chef des communistes yougoslaves, ébranlé par les témoignages de ses compatriotes serbes du Kosovo, avait déjà déclaré : « Nul n'a le droit de vous battre, personne n'’a le droit de battre notre peuple ». Les Serbes ont toujours considérés les plaines du Kosovo-Métochie - Kosova à l'est, Metohija à l'ouest - comme leur « berceau sacré » : depuis l'’Antiquité cette terre riche en minerais est devenue un confluent commercial et culturel où des centaines de monastères orthodoxes ont été érigés durant le Moyen-âge. Une année après son discours belliqueux sur le champ des merles Milosevic abroge brutalement l'autonomie du Kosovo tandis qu'Ibrahim Rugova constitue sa Ligue démocratique sur fond de révoltes et de grèves écrasées. La guerre civile va alors éclabousser de sang toute la péninsule. Au Kosovo l'UÇK affronte les forces spéciales serbes. Les exactions seront d’'une sauvageries inouïe : anéantissements de villages entiers, massacres, viols, camps de détention, profanations, trafic d’'organes, exodes. Au printemps 1999 l'OTAN bombarde Belgrade et Milosevic chute une année plus tard.



Pristina
mosquée un homme
vieillards

J'ai atteint le bazaar. Les arcades des bijoutiers se succèdent. Après la découverte de profondes mines d'argent dans la région, l'orfèvrerie s'est développée dès le 15e siècle et aujourd’hui encore bracelets et pendentifs en filigrani scintillent dans les vitrines de Pristina. Il flotte un air oriental dans le quartier. Derrière leur hotte vitrée les qebaptore grillent les qyfte, medalion et autres « tchebap » de viande hachée. Un burekstore (fast-food de feuilletés farcis), un barnatore (pharmacie) ou un frizer (coiffeur) n'est jamais très loin. Des ferrailleurs disposent leurs marmites d'aluminium sur le trottoir, les maraîchers amoncellent les arrivages de choux, carottes, tomates et pommes de terre. Au ronflement des moteurs– - le trafic automobile est redoutable -– se mêlent des sonorités musicales turquoïde et les croassements des corneilles qui nichent sur les arbres. Un joyeux capharnaüm dans un centre-ville informe ! Autour du bazar, quelques mosquées de l'époque ottomane, le grand hammam barricadé et la tour de l'horloge qui indiquait jadis aux citoyens turcs les heures de prière. Le fronton de la mosquée Impériale arbore une paysage, chose étonnante dans l'Islam qui interdit en principe tout élément figuratif. Mais l'Islam balkanique n'est pas l'Islam saoudien. Dans une ruelle oubliée, surpris avec mon appareil photo, un type me fait des grands signes derrière la vitre d’'un fast-food. Il me paie un café makiato, effaré par ce «touriste au Kosovo» :
- Mais tu fais quoi là ? Y’a « rien à voir » ici !
Tiens, j'ai déjà entendu ça. Tu sais cher ami de passage, c'est pas la destination qui compte, c'est la route, c'est la découverte, c'est la pépite dans la boue ! Débusquer des choses insoupçonnées dans des lieux faits de rien, hors des chemins battus par les foules, voilà peut-être l'affaire du voyageur!
C'est ce que je ne lui ai pas dit. Il me toise en maugréant « Prishtiiiinâââ ». Lui part à New-York le mois prochain, sa femme est paraît-il américaine et ses yeux pétillent lorsqu'il prononce le mot Manhattan. Tronche de hooligan, la nuque tondue, expéditif il me lance : « je m’appelle Zemër, ça veut dire coeur en albanais » et il écrase son poing sur sa poitrine.

bijoux

Deuxième jour : le rêve américain

Bill Clinton et la foule

Ce matin, les vociférations des muezzins ont fait résonner le bazar (et ma petite chambre) à cinq heures. Mais à voir les nuées d'étudiants accrochés à leur mobil-fon et la chevelure corbeau des superbes filles de Pristina, nul doute que l'appel des mosquées ne pourra rivaliser avec l'appel de l'Occident. Ici on ne compte plus les Cafe Europa, Monaco, Europa casino, Hotel Victory, EuroSky travel, Dallas Taxi. Le nouvel hymne national du Kosovo s'intitule d'ailleurs Europe et la couleur principale de son drapeau est du même bleu.

hôtel

Après des années de négociations, d'arbitrage international et plusieurs épisodes féroces entre Kosovac serbes et Kosovar albanais, le Parlement de la province a déclaré l'indépendance de la République du Kosovo le 17 février 2008. Un outrage pour Belgrade et pour des milliers de Serbes enclavés dans certaines zones de la région. Sur le square Bajraktari, les personnages de pierre soudés devant le vieux monument « de la Fraternité et de l'Unité » (entre Albanais, Serbes et Monténégrins) ont été repeint aux couleurs des nations qui ont reconnu cette indépendance. A ce jour, septante-cinq pays l'ont fait. Au pied de l'édifice un jeune père de famille me glisse en allemand : « maintenant tout ça c'est fini, Tito c'est fini ». Effectivement, au musée National du Kosovo, à deux pas de là, la Yougoslavie « unie » de l'époque communiste n'a guère plus sa place. C'est l'ancien Royaume de Dardanie qui incarne aujourd'hui le glorieux passé du Kosovo. Guerriers bien organisés, peut-on lire dans la salle archéologique, les Dardaniens se battirent contre les Macédoniens et dominèrent la partie centrale des Balkans durant plusieurs siècles. Ils développèrent le négoce de l'argent avec d'autres clans illyriens de la côte adriatique, via la rivière Drini. Après la conquête romaine des Balkans, la Dardanie devint province. Autour des vitrines inéclairées de la collection archéologique, de grands panneaux (éclairés!) exhortent la Serbie à rendre les pièces acquises durant le conflit : En 1999, plus de 1247 pièces archéologiques et ethnologiques ont été retirées du Musée du Kosovo et expédiées en Serbie. Nous avons besoin de votre soutien pour les rapatrier!
Dans la vitrine centrale, une superbe souveraine, inaccessible, comme plongée dans une méditation éternelle depuis cinq mille ans : la Déesse sur le trône - sous-titrée Symbole de l'identité culturelle et historique du Kosovo. Ressortir des arcanes de l'histoire les mythes fondateurs d'une nation pour la solidifier : tous les peuples le font. Ca rassure après le chaos des batailles, ça en présage d'autres sans doute.

statuette

Le second étage du musée est extravagant. Il est dédié à l'accession récente à l'indépendance. Sous les drapeaux on est accueilli par la lettre de Georges Bush qui reconnaît officiellement le Kosovo comme Etat. Dans les vitrines adjacentes on peut admirer le treillis du général Clark, commandant des forces de l'OTAN en 1999, le stetson blanc de Madeleine Albright ou encore la veste que l'ambassadeur William Walker portait lors de la visite d'un charnier. Des documents d'archives, coupures de journaux, communiqués officiels et ouvrages de propagande complètent l'exposition. De larges banderoles remercient l'Amérique et encensent l'indépendance de la Kosovë.

Musée du Kosovo

Sur un immeuble près du quartier de Dardania, boulevard Bill Klinton, on a placardé un grand portrait de l'ancien président américain juste au-dessus de sa statue. La photo est entourée de panneaux publicitaires et juste en dessous - malencontreux ? - un gros graffiti : JO NEGOCIATA - VETËVENDOSJE (Aucune négociation - Autodétermination). Vetëvendosje est en fait un parti nationaliste qui réclame le renvoi des néo-colonisateurs de l'ONU et, pour certains militants ultra, revendique un Kosovo ethniquement « pur » (donc albanais).

statue Clinton

Ce soir, en attendant leur évacuation définitive, les expatriés anglophones basés à Pristina écument assidûment des pintes de bière au pub Paddy O'Brien's.

Troisième jour : Prizren

panorama Prizren

Du haut de la citadelle de Prizren, le paysage s'étire à travers champs jusqu'au pied des massifs qui forment la frontière avec l'Albanie. Des dizaines de minarets pointent leur bec argenté vers le ciel gris. La forteresse ottomane n'est plus que pans de muraille livrés au vent et aux amoureux. En arpentant le chemin qui y mène je traverse le faubourg désaffecté du Château, des maisons écrabouillées dans lesquelles ronces et barbelés s'entrelacent sensuellement. Je croise un vieil homme d'origine turque qui me dit parler toutes les langues balkaniques, « sauf le slovène ». Il y a encore une petite communauté turque à Prizren. C'est d'ailleurs ici, contre l'occupant ottoman, que s'amorça le premier mouvement national albanais en 1878 : la Ligue de Prizren. On peut examiner quelques archives et des vieux fusils dans le pavillon d'origine rebâti après les flammes.

église hammam

Je continue mon chemin vers la citadelle. Les quelques églises orthodoxes suspendues sur ce coteau sont inaccessibles et explicitement consignées : Tout acte de vandalisme sera considéré comme un acte criminel de la plus haute gravité. Les forces de police du Kosovo et la KFOR prendront les mesures nécessaires, y compris l'usage de la force, pour stopper de tels crimes. En bas, les tuiles rouges de Prizren, comme une petite Sarajevo, la grande mosquée Sinan Pasha, la rivière brunâtre et ses vieux ponts, les statues des martyrs, le hammam en réfection. Le vent souffle fort là-haut. Et le ciel change vite.

statue

Ici encore, ce soir, en déambulant sur les quais pavés de la rivière Lumbardhi, je ressens une douce émancipation sur les terrasses. Un vieux cireur de chaussures traverse la place Shadërvan les yeux rivés sur les pieds des badauds. Il se fait appeler « Doctor Shoes » et me confirme une belle habileté dans l'astiquage du cuir ; s'entraîne-t-il sur les bottes des soldats allemands ? Je ne le saurai pas car mon albanais est bien piètre et la communication difficile, surtout avec les anciens. L'église St-George est elle aussi sous surveillance, un factionnaire y veille jour et nuit. Une jeep de la KFOR suisse s'est garée près d'une pâtisserie qui expose de grands plateaux de baklavas. Le quartier général des forces de sécurité européennes est toujours installé à l'entrée de Prizren. Combien de temps resteront ces sentinelles étrangères ? Personne ne le sait vraiment, mais dans ce bouillonnement contenu et avec les récentes élections qui ne présagent rien de bon pour le Kosovo, on n'imagine pas l'ONU baisser la garde.
Devant la chambre de mon hôtel, sur le muret de torchis qu'une fine couche de ciment peine à cacher, un graffiti : Dardan.

tableau

Quatrième jour : Gjacova

Le peintre Muslim Mulliqi est né ici à Gjacovë. Peintre se dit piktor en albanais. J'ai croisé deux de ses oeuvres à Pristina, l'une est à la galerie d'Art Nationale, l'autre au musée, très belles. Il est mort en 1998 le jour du Pravoslavna Nova godina, le Nouvel An orthodoxe. Peu de temps après, dans un sursaut de rage, les paramilitaire serbes se sont acharnés sur Gjacova suite aux bombardements sur Belgrade : le quartier historique a été incendié. Aujourd'hui les échoppes du bourg ont été rebâties et quelques artisans ont repris la fabrication des traditionnels berceaux en bois. Un disquaire local me dégote le meilleur du rock kosovar (Elita et The Hithat) ainsi qu'un duo de troubadours locaux qui vient de sortir Hajde bashkë të Këndojmë, qu'on pourrait traduire par « Venez chanter ». Au Kosovo, un cd original coûte un euro et demi.

tableau

Seljadin Doli aussi est né ici, il faut lire son livre Aube noire sur la plaine des merles qui laisse un témoignage poignant sur la lutte, sur les persécutions contre les Kosovars albanais, sur la douleur de l'exil vers la Suisse.

« Comme ailleurs, comme partout, des familles furent massacrées dans leurs maisons et leurs corps, ceux des femmes, ceux des enfants, abandonnés. Les ventres dévêtus, les pieds déchaussés, offerts à la pluie, au vent et aux chiens, ils attendaient le retour des leurs. Et leur sang brunissait les sols de béton des arrière-cours. Les flammes qui dévoraient les demeures albanaises déchiraient le ciel de la plaine des merles et le vent violent descendu des montagnes charriait une odeur insoutenable de haine et d'épouvante. »

Seljadin Doli, Aube noire sur la plaine des merles

La bourgade est jolie ce matin. La lumière du soleil transperce ici et là les amas de nuage qui processionnent au-dessus de la plaine. J'ai appuyé sur le bouton du dernier étage de l'ascenseur et la porte s'est ouverte sur une déchéance de meubles abandonnés, de tapis moisis, de vitres crasseuses. Manifestement l'hôtel Pashtriku ne remplit plus ses cent-soixante-quatre chambres aménagées dans les années quatre-vingt. A cette époque c'était l'hébergement privilégié des Yougoslaves qui se rendaient dans ces confins.

paysage

Je pars arpenter la ville jusqu'à atteindre cette église blanche que j'apercevais au loin depuis l'hôtel. Elle est immense et semble flambant neuve. Elle est barricadée elle aussi mais en crapahutant par derrière je parviens à jeter un coup d'oeil à l'intérieur : des banquettes, deux statues d'apôtres, des briques rouges et des sacs de ciment.

paysage

rue marchande

En fin d'après-midi, installé au Legend Pub entre les portraits de Marilyn et de Travolta, une stridulation résonne dans le quartier. Des milliers de choucas ont entamé un gigantesque ballet au-dessus de la place Mère-Teresa. On les surnomme qava ici. Si les passants n'ont pas l'air de s'en préoccuper, pour moi le spectacle est délirant. Un feu d'artifice. L'hystérie dure jusqu'à la tombée de la nuit lorsque les oiseaux vont investir les arbres du parc et transformer chaque branche en dortoir. Le silence retombé dans les branchages, la colonie tout entière se lâche alors dans une défécation collective. L'odeur de fiente est tout à coup épouvantable et mieux vaut ne pas traverser le parc à ce moment-là ! Je me demande quand même si les fameux « merles » du Kosovo ne seraient pas plutôt des choucas, voire des corneilles.

vue sur Gjacova

Cinquième jour : le retour

Dernières flâneries dans Pristina, à l'affût de pistes, de signes, dans cette ville où « il n'y a rien à voir » comme disait Zemër. A la bibliothèque Nationale - biblioteka Kombëtare, ce bunker saisissant flanqué dans le parc universitaire, j'aperçois dans les couloirs une image de la forteresse de Prizren, une photo prise en 1863 à l'époque où les Ottomans achevaient d'islamiser la population albanaise. On y voit encore le pimpant quartier du Château aujourd'hui en lambeaux. Entre la bibliothèque et la galerie d'Art Nationale deux chiens errants se toisent au pied de l'église orthodoxe inachevée, immense pigeonnier planté sur un terrain vague. Puis je tombe par hasard sur l'ambassade de Suisse, très prisée j'imagine, encadrée par des agences de voyages et l'hôtel Ambasador.

bibliothèque

Plus haut, tout seul au sommet de la colline, le « Monument des Martyrs de la Nation » défie le temps, abandonné à l'éventuelle nostalgie de quelque partisan de 1941 et à la frénésie des taggers. En fait il n'est pas tout à fait abandonné ce mémorial communiste, car on a installé le tombeau d'Ibrahim Rugova juste à côté. Rugova le « Gandhi des Balkans », philosophe diplômé à la Sorbonne, qui tenta de contrer la charge nationaliste de Belgrade par la négociation. Je regarde sa stèle de marbre sur un tapis rouge dans ce pré aujourd'hui désert. Etrange tableau. Un planton veille sur la bienséance des visiteurs. En contrebas, improbables dans ce pré, quelques tombes de combattants kosovars.

monument

Un vent glacial souffle sur Pristina en cette fin d'après-midi. Retourné au musée du Kosovo puis battu les escaliers du « Palais de la Jeunesse et de Sports » où l'agitation consumériste du sous-sol a supplanté les rangs de collégiens endoctrinés des années septante. A la pâtisserie Fellini certifiée sweet & cool, une photo géante de Bill Clinton découpant une énorme tourte. Autour du sauveur la foule est en liesse. Le gâteau est aux couleurs du drapeau kosovar et il est signé Fellini.

Un dernier byrek me djath - feuilleté au fromage - au restaurant Bosna, et Halil qui vient me chercher pour m'emmener à l'aéroport. Halil, le taximan avec qui j'ai sympathisé ce matin, marié et père de cinq enfants, cinq petites filles. A la fin du mois, lorsqu'il a payé ses factures, il lui reste 200 euro pour écumer le mois suivant. C'est en fait un de ses koleg qui est venu me cueillir ce soir dans une petite bagnole banalisée, puis Halil nous a rejoint. Nous nous arrêtons dans une épicerie pour acheter deux cannettes de Peja, la bière locale, et sur les chaos de la route nous trinquons à l'avenir du Kosovo. Arrivés devant le check-point de l'aéroport, Halil me supplie de lui laisser quelques euros pour l'une de ses filles qui fête son anniversaire demain et pour laquelle il n'a pas le sou. Cinq euros, c'est tout ce qui me reste. Grandes embrassades dans le hall des départs.

crépuscule

Dans l'avion qui me ramène vers Genève, ma voisine achète un parfum nommé J'adore, pour sa fille.
- Ca va faire vingt ans cette année que nous sommes arrivés en Suisse, notre fille avait deux ans.
Madame est médecin psychiatre, élégante et distinguée. Son mari, à la fois discret et tonitruant, respire également la réussite sociale. Ils ont une maison au bord du lac de Neuchâtel et un accent qui trahit leurs origines balkaniques. Et l'avenir du Kosovo ?
- Personnellement, Monsieur, je suis très pessimiste.
- Mais vous ne pensez pas pouvoir vivre ensemble un jour avec les autres ?
- Vous savez c'est encore trop frais. Les Serbes nous ont fait tellement de mal. Je suis de Pec, là-bas c'était l'horreur, ils brûlaient les maisons et ils les écrasaient avec leurs chars, pour qu'il ne reste rien. Vous savez c'est notre terre, nous sommes un peuple autochtone !

paysage de plaine

Je repense aux pierres tombales noires des combattants UÇK qui jalonnent les routes du Kosovo. A ces champs d'hiver où se confondent très loin peupliers et minarets. A ces vieux autobus aux rideaux violets dans lesquels ont distribuent des caramels aux passagers. A ces rivières tristes qui débordent d'immondices. A ces jolies filles qui font voler leur jupe écossaise sur les pavés de Prizren. Je repense aussi à cette ville-enclave où je me suis rendu ce matin, à quelques kilomètres au sud de Pristina : Gracanica et son splendide monastère byzantin. Un ghetto serbe, avec ses grand-mères enfoulardées de blanc, ses Slaves massifs aux yeux bleus, ses panneaux en alphabet cyrillique, ses voitures immatriculées à Belgrade, ses Rroms qui quémandent. L'atmosphère était si lourde, comme un autre monde bien loin de l'allégresse estudiantine des avenues de Pristina.

monument

Dans l'avion secoué par la bise noire au-dessus du Léman, ma voisine contemple la petite boite blanche, ravie de son achat.
- Ma fille adore ce parfum.

Une jeune fille née en 1989 dans un Kosovo en proie à l'hégémonisme serbe et sur le point de basculer dans l'horreur nationaliste. Elle termine maintenant son cursus universitaire à Neuchâtel. Est-elle encore en vie grâce à l'exil prémonitoire de ses parents ?

Mais au fait comment se prénomme-t-elle cette jeune fille ? Je ne l'ai pas demandé à Madame sa mère. Peut-être Hira ? ou encore Shqipe ? ou, qui sait, peut-être Dardania ?


statue

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