Les îles du vent

journal d'un voyage aux Féroé

Nous sommes au milieu de la mer du Nord. Ou peut-être déjà dans l'Atlantique ? Quelque part entre les îles Shetland et les côtes de Norvège. Il doit être 23h. Le crépuscule a attiré son lot d'admirateurs; petits mortels agités face à l'immuable. Les passagers rentrés, je suis resté longtemps juché sur le nez du navire avec un back-packer emmitouflé dans son sac de couchage. Le vent froid et le grondement sourd des motrices. Le bateau fusait littéralement sur l'eau, il semblait avaler la mer. Vision hypnotique. Plus tard, ce fut au tour de la lune de se coucher. Dans une pâle lueur orangée, elle a décliné lentement au-dessus d'une plate-forme pétrolière avant de disparaître dans la nuit bleutée.



Le Norröna est un car-ferry prodigieux. Inauguré en 2003 par la compagnie danoise Smiryl Line, il peut ingurgiter 1600 personnes, 800 voitures et 130 camions. A bord trois restaurants, un piano-bar, le Viking club, un cinéma, plusieurs salons, des boutiques, des salles de jeux. Au sous-sol un fitness, un sauna et une bassine qui se veut piscine. Dans les spacieuses allées, des panneaux témoignent des beautés de l'Islande, du Danemark et des Féroé. A la réception trois horloges affichent l'heure respective des trois terres. Pont N°5, une ancienne carte géographique du Danemark et un écran de contrôle qui indique la position du navire en temps réel. Deux étages plus haut, notre cabine, une 2-berth outside avec vue sur les vagues. Une chambre avec salle de bain, TV et frigidaire, confortable et très chère : le prix est dix fois supérieur pendant la saison d'été. Sur le pont les passagers se prélassent, grignotent, tricotent, bouquinent, rêvassent. Une loterie a été organisée pour gagner une nuit dans la suite de luxe. On ne saura jamais qui l'a eue. Tandis que le navire transperce des nappes de brume posées sur l'océan, deux grands oiseaux dessinent des ellipses dans le ciel. Le fou de Bassan, son corps fuselé et ses yeux sévères.



Dans l'après-midi du 1er juillet, après trente heures en mer, une bosse noire se détache au-dessus d'une nappe de nuage. La mer est sombre, le ciel laiteux. Quelques flancs de montagnes commencent à apparaître lentement. On a hissé le pavillon féroïen à l'arrière du navire. Là-bas, un phare blanc sur une falaise, puis un patelin de maisons colorées voilé de vapeur. Les Féroé - Føroyar (« l'île aux moutons ») - se dévoilent doucement. Et enfin Tórshavn figée sous un stratus genevois. Grande exaltation sur le pont, on se bouscule pour prendre des photos. La plupart des passagers poursuivront vers l'Islande et c'est le seul aperçu des Féroé qu'ils emporteront.

Tórshavn s'est étendue autour de son noyau d'autrefois, un hameau aux toitures herbeuses qui s'avance dans le port. C'est l'une des plus petites capitales d'Europe avec ses 18'000 habitants. Elle forme aujourd'hui un vaste éventail de villas bigarrées encerclant la rade.

« Puis Naalsö se montra, et enfin Tórshavn laissa deviner ses contours. Quand nous fûmes plus près nous aperçûmes tout un essaim de femmes préparant les morues et entassant les poissons dans le sel avec un bourdonnement de ruche. »

Henry Labonne, L'Islande et l'archipel des Faeroeer (1888)

Nous débarquons par une haute passerelle en verre et traversons le centre-ville le nez en l'air. Le frémissement des premiers instants. Il est 17h00, tout est calme, clos. Au Kunningarstuvurnar, le bureau d'information, on nous explique comment accéder à l'auberge que nous avons choisie pour la première nuit. Elle est là-haut sur la colline derrière les enclos à moutons. Derrière le rideau de pluie.

La Kerjalon hostel on aurait pu l'appeler l'Auberge du Belvédère avec son vaste panorama sur le golfe. Tout en bas les bassins du port et notre paquebot qui s'en va vers l'Islande dans un vibrant triple coup de brume. Nos sacs déposés, nous redescendons en ville. La pluie s'est interrompue. Pause sur l'unique terrasse du port. Quelques plaisanciers norvégiens et des marins russes.

Plus tard, alors que nous regagnons notre chambre par les prés, des éclats de lumière blanche, presque électrique, transpercent les nuages et illuminent la baie de Tórshavn. Il est 00h14 heure locale.



Le festival Asfalt c'est la fête de la musique locale. Deux soirées, quatre scènes et une cinquantaine de groupes. La fine fleur de la chanson folk et la fougue des futurs fer de lance du rock féringien sont là. Nous nous étonnons de l'ampleur et de la vitalité de la scène musicale dans un pays si petit et si isolé. Gudrid Hansdóttir, Tjant, Páll Finnur Páll, Stanley Samuelsen, Sic, Hanus, Tjant. Sur la rue du port bouclée pour l'occasion on a installé un stand de wok-baguette et un autre de pannu kaka, des crêpes dont nous n'avons pas expérimenté la teneur. Les gens se croisent et se recroisent dans le petit quartier, familles en goguette, métalleux à peine sorti de l'enfance, grands-parents curieux, célébrités locales et petites blondinettes aguicheuses. Le festival n'a pas attiré la grande foule (le prix élevé des billets ?) mais l'ambiance est bon enfant.



5 juillet 2009, le brouillard s'est dissipé, le crachin d'hier aussi. Il fait beau et chaud. Vingt degrés depuis une semaine, on n'a jamais vu ça, c'est effrayant ! nous lancera un autochtone. Nous louons une petite Fiat Punto chez la famille Gunnarsson installée au bord d'un fjord à une demi-heure de bus de la capitale.

Lorsqu'on quitte la baie verrouillée de Tórshavn pour la première fois, par l'ancienne route des crêtes, on se dit que les passagers du Norröna qui continuaient vers l'Islande ont raté quelque chose. Au sommet du premier col c'est le choc visuel. On écarquille tout grand les yeux, on croit rêver. Le tableau est époustouflant.



Vestmanna, «hommes de l'Ouest», le site aurait été occupé par les Celtes ; on prétend aussi que les premiers habitants des Féroé furent des ermites irlandais du 6e siècle. Le journal du moine voyageur Brendan est l'un des rares témoignages sur l'origine de la présence humaine dans l'archipel. Escale inattendue dans son long périple atlantique, il accoste un jour sur l'île aux Brebis :

« Ainsi qu'ils l'espéraient, ils arrivèrent en vue d'une île qu'ils aperçurent à l'horizon aux confins du ciel et de la terre. Ils y dirigent leur bateau et tous s'empressent de ramer. Ils larguent les cordages, amènent la voile, accostent et sautent à terre. Ils voient un énorme troupeau de brebis. Chacune avait une toison blanche et était
de la taille des cerfs dans les landes. »


Le Voyage de St Brendan (560-567)

Hormis cette saga largement controversée il n'existe pas de traces sur l'histoire lointaine des Féroé. On sait en revanche que vers l'an 800, partis des côtes norvégiennes, des drakkars vikings accostèrent dans ces fjords. La colonisation se développa peu à peu. Des moutons furent importés et lâchés sur ces pentes émeraudes. Føroyar devint une escale commerciale entre le continent, l'Islande et l'Amérique, bien avant Christophe Colomb.

Vestmanna c'est aujourd'hui une baie tranquille qui abrite sa flotte de chalutiers. Sur l'esplanade portuaire, un bureau-cafeteria propose des excursions en bateau jusqu'aux falaises qui ont fait la réputation du site. Elles se situent le long de la côte ouest de Streymoy, offertes aux vents et aux vagues. Là-bas se dressent des escarpements engendrées il y a trente millions d'années par des irruptions volcaniques. Le bateau part dans une heure et nous décidons d'embarquer.



Sur le petit yacht ont pris place un groupe de Danois et deux Polonaises. Au ras des flots, le spectacle de ces banquises de basalte est étourdissant. Dans les gouffres où nous pénétrons règne une atmosphère chimérique où se mêlent l'écho du ressac et les piaillements de milliers d'oiseaux. Des familles de guillemots se cramponnent en grappes au-dessus du vide. Les goélands argentés nichent sur les replis rocheux. Au sommet des pitons, des colonies de macareux ont creusé leurs terriers. Ils plongent à tour de rôle et on les voit fuser de ce fabuleux décor, le torse bombé comme une outre, en papillonnant de leurs petites ailes. Soudain, engouffrés dans une faille de 500m de hauteur, une forte détonation retentit : des pierres viennent de s'écraser dans l'eau à quelques mètres de notre embarcation. Frissons. Le capitaine fait un signe à son skipper qui pénètre dans un étroit passage sous roche pour ressortir vers le large. Personne ne semble avoir eu peur, sauf moi. De retour à terre, le vieux capitaine - un ancien baroudeur des mers reconverti en guide - nous avoue que les allers et venues de ses bateaux dérangent un peu, c'est vrai, les oiseaux. En 2008 la présence des migrateurs a parait-il dramatiquement diminué. Cette année ils sont, dit-on, un peu plus nombreux. Mais le principal rival de ce fragile écosystème, ça n'est pas le tourisme, c'est la surpêche industrielle. Elle porte une lourde responsabilité dans la disparition de nombreuses espèces. L'équation est simple : plus de poisson = plus de nourriture pour les oiseaux. Il y a encore quelques années, les pêcheurs considéraient même certaines espèces comme des concurrents. Ils grimpaient alors dans les falaises pour piller les oeufs et décimer les colonies de macareux. Notre capitaine se souvient de ces années de chasse : un jour, deux hommes de Vestmanna sont redescendus des rochers avec plus de 400 oeufs. Quant aux phoques qui vivaient sur ces côtes, ils ont tous été massacrés.

« Les indigènes mangent la chair de la baleine, fraîche ou séchée ; ils mangent aussi tous les oiseaux de mer avec leurs oeufs, à l'exception des goélands et des cormorans. »

Jules Leclercq, La terre de glace (1883)

Eiði - prononcé Aï-you - un village de pêcheurs au nord du détroit Sundini. A deux pas du port, dans un petit jardin cloisonné, on a érigé une statue dédiée aux marins disparus en mer. Une coutume dans l'archipel où la mer fait vivre - et mourir parfois - la plupart des hommes. Pour tenter de contrer la malédiction, une frégate en modèle réduit est suspendue dans l'église centenaire du village. Le terrain de football de Eiði, nettement plus récent, a été construit quant à lui sur une lagune à la lisière de l'océan. L'équipe locale doit sans doute savoir manier le ballon aussi bien que le vent.



Nous passons une nuit à l'hôtel Eiði qui surplombe l'école et le fjord. A l'arrière de la bâtisse blanche, les pâturages mouchetés de linaigrettes et d'orchidées sauvages nous mènent sur une crête battue par le vent. Trois cent cinquante mètres plus bas, les vagues s'écrasent contre le roc dans un grondement lancinant. C'est ici qu'un géant et une sorcière en route pour l'Islande ont été transformés en pierre après avoir provoqué le mauvais sort. Ils sont toujours là, jaillissants des flots, érodés par le temps avec sur leur front des colonies entières de volatiles.

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Sept heures du matin. Les clowns de mer quittent leur terrier pour le premier plongeon. Dans les prés, les huîtriers stridulent déjà frénétiquement. L'huîtrier-pie, avec son long bec rouge, son plumage noir et blanc et son bip-bip agaçant, c'est le symbole des Féroé. J'en vois un très fâché qui pourchasse un goéland un peu trop envahissant. Trois pigeons atterrissent sur un avant-toit. Trois pigeons égarés parmi les milliers de palmés qui peuplent ces falaises. Une bécassine fait sa toilette à la rivière ; elle trempe son long bec dans l'eau et astique le blanc de son torse. La rivière Dalsá prend sa source près du massif Slaettaratindur, le plus haut sommet des îles qui culmine à 882 mètres. Elle termine sa course ici, dans les eaux glaciales d'un détroit qu'ils ont appelé Abysse.



Le hameau est encore assoupi. Là-bas un nuage s'est arrêté au pied d'une forteresse rocheuse : Kalsoy (l'île du Veau). Un petit cimetière face à la mer, le mémorial aux marins disparus, et tout autour du village des enclos sur lesquels frémissent des touffes de poils blancs. C'est la saison de la tonte. Les moutons sont canalisés vers l'antichambre de défrisage.

Nous sommes à Gjógv, un joli village blotti autour d'une calanque de basalte. Gjógv signifie d'ailleurs « baie rocheuse ». Inutile d'essayer de prononcer ce mot, c'est impossible. Nous avons décroché la dernière chambre disponible de l'auberge Gjáargardur. C'est un chalet noir au toit vert qui sert des gâteaux verts au toit noir.



Nous poursuivons notre périple vers Funningur, Elduvik, Saksun et d'autres encore. Tous ces villages colorés et pétrifiés, comme si la couleur vive des façades tentait de dissiper la mélancolie de ses habitants. Etonnant pays. Dans toutes ces kommuna, il n'y a pas de café, pas de magasin, pas de marché. L'unique lieu qui rassemble la communauté villageoise aux Féroé, c'est l'église. Et le cimetière. Il n'existe dans tout l'archipel que quelques bistrots dans les gros patelins. Quant aux épiceries et autres boulangeries elles sont manifestement quasi-inexistantes en dehors de Tórshavn et de Klaksvík.

Cette austérité apparente semble s'être forgée à travers le climat, l'isolement, la longue nuit hivernale et la rude topographie. Les ligues calvinistes qui se sont implantées aux Féroé ont fait le reste. Soixante ans de prohibition et aujourd'hui encore des radios qui diffusent en permanence de la country pétrie d'alléluias. En résulte une société conservatrice, pudique et discrète qui semble vivre de manière un peu cloîtrée. Ceci dit les gens que nous rencontrons, au-delà de leur attitude réservée, sont toujours d'une gentillesse presque déconcertante.



La sérénité ambiante est telle qu'on a parfois l'impression que ces villages ne sont pas habités. Peut-être sont-ils en train de devenir des lieux de villégiature pour la population active de Tórshavn ? La capitale regroupe en effet 14'000 habitants sur les 48'000 Féroïens de l'archipel. Certains hameaux sont déjà totalement abandonnés, comme Múli, isolé tout au bout d'une route graveleuse.

L'approvisionnement s'effectue pour nous le plus souvent dans les quelques stations-service qui proposent des fransk hot-dogs et du poisson frit. Dans les hôtels et les rares restaurants, le haddock est parfois au menu du jour. Quant à la viande de mouton (comme celle de baleine ou de macareux) elle est réservée à la population locale. On ne l'a trouvée qu'en charcuterie rosâtre sur le buffet des petits-déjeuners. Par ailleurs le cheptel de 72'000 moutons ne suffit pas à nourrir tout le monde. Plus étonnant, les Féringiens ne fabriquent pas de produits laitiers, « trop cher à produire » nous a-t-on dit ; dans les superettes on ne trouve que du Gouda, du Dubliner ou du Cheddar, en blocs de 500g exclusivement. Déconcertant. Le seul produit local accessible c'est le Turrur Fiskur, le poisson salé et séché au vent. Ca ressemble à du carton au goût de morue et ça se mange avec du beurre, des patates et des tranches de... baleine.



Enfin, les végétaux se résument à quelques pommes de terre et des plants de rhubarbe cultivés dans les potagers privés. Tout le reste est importé, y compris le bois pour construire les maisons, puisqu'aux Féroé, il n'y a pas d'arbres.

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Pour accéder à l'île de Bordoy, il faut emprunter le nouveau tunnel sous-marin inauguré en 2006. C'est une large rampe éclairée qui plonge sous le détroit pour remonter quelques six kilomètres plus loin. Un impressionnant ouvrage qui goutte de partout. Au fond de l'immense tunnel on se prend à imaginer le grondement sourd d'un volcan voisin qui se réveillerait tout à coup.

Nous voilà à Klaksvík logés pour une nuit dans une chambrette de la Soli Deo Gloria, sorte de presbytère récemment aménagée en guest-house. L'agglomération s'étire toute autour d'une longue baie que les Vikings avaient déjà repérée il y a mille ans. Klaksvík est dénué d'animation et comme ailleurs tout s'éteint à 17h. La création d'un shopping-centre de 6000m2 est prévue, annonce un dépliant local. Même ici, au bout du monde, on prépare l'homo-rentabilis du futur. En attendant, il y a l'ancienne apothèque et le musée municipal qui expose filet à oiseaux, bouées en estomac de baleine, vieux moule à fromage et autres harpons géants. Devant les terminaux portuaires, les chalutiers croisent parfois un petit drakkar de compétition. On s'entraîne férocement pour la Saint Olav. Ce sera à Tórshavn dans deux semaines. Chaque village du pays soutiendra alors son équipe de rameurs. La Saint Olav c'est le rendez-vous de l'année aux Féroé.



Klaksvík, cinq mille âmes, est la capitale de la pêche et de la bière. La rade qui voit chaque année défiler sa population pour le Jour National des Marins abrite également la brasserie Føroyar Björ. D'après ce que m'a confié l'un des descendants des fondateurs, croisé au pub d'en face (le seul de la ville), les ligues religieuses n'autorisèrent au début que la fabrication de bières très légères. Aujourd'hui, même si la vente d'alcool est toujours strictement contrôlée par les magasins d'Etat, Føroyar Björ propose sept excellentes déclinaisons. Du bon malt brassé dans la meilleure eau de source du monde et un bon pied de nez aux évangélistes, voilà le miracle de Føroyar Björ.

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Pour rallier les patelins des îles alentours il nous faut traverser de longs tunnels. Des boyaux humides très oppressants car ils ne sont pas éclairés et qu'ils n'ont qu'une seule voie. Dans une direction, on est prioritaire, dans l'autre on doit céder le passage aux phares qui surgissent dans le noir, il y a des refuges. L'exercice exige une certaine anticipation, surtout en convoi, car un refuge ne peut recevoir que deux ou trois véhicules. Le retardataire doit donc faire marche arrière, et dans l'obscurité totale, c'est une décharge d'adrénaline assurée.

Les routes du nord filent en corniche au-dessus des fjords. On croise ça et là quelques visiteurs isolés : Allemands, Tchèques, Italiens, Bernois. Kunoy est un village cul-de-sac assoupi au pied des montagnes les plus hautes de l'archipel. Des torrents dévalent les rochers. Trois hommes défrichent le minuscule cimetière qui entoure l'église. Pour contrer l'extinction progressive des poissons, certains pêcheurs se sont recyclés dans l'aquaculture. Des cages circulaires qui sont autant de viviers à ciel ouvert. On y voit saumons et truites de mer bondir par centaines sous le bec des goélands affolés.



Viðareiði, un village sur un isthme tenaillé entre les éléments - la mer, la montagne, le vent et le blanc du ciel. Sur les dix-huit îles habitées des Féroé, Vidoy est la plus au nord. On y vient par une digue sur le détroit de Hvanna. Le principal attrait du coin c'est Enniberg, l'un des plus vertigineux balcons naturels du monde. 754 mètres à pic dans l'océan. Pour y accéder, un sentier se faufile dans les rochers et se perd dans les nuages. Trop risqué à nos yeux. Les pentes matelassées de mousse qui dominent le village suffiront pour aujourd'hui. De l'autre côté du plateau, l'océan semble décharger sa rage. Les vagues venues du grand Nord ont projeté dans la crique un os de baleine.



A l'opposé, Suðuroy, c'est l'île la plus méridionale. On nous dit que le temps s'y écoule plus doucement et que les gens y sont « moins stressés ». Les citadins de Tórshavn y vont en vacances, c'est dire. Même le dialecte est parait-il différent. Peut-être plus traînant, un peu comme le marseillais ?

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Tórshavn a lentement disparu derrière nous. La houle balance le navire. Le ciel est raturé de bleu. Un fou de Bassan nous accompagne là encore. Nous croisons Litla Dimun, un îlot en forme de yourte mongole. Elle n'est habitée que par des moutons qui s'agrippent aux flancs de sa toiture verte. Mais comment diable ont-ils fait pour déposer ces bêtes sur un tel rocher ?

Tvøroyri est le chef-lieu de Suðuroy. Comme tant d'autres villages féroïens il s'est développé autour de son port, véritable noyau social partout dans le pays. Et comme tant d'autres villages il se vide de sa jeunesse qui s'exile vers la capitale, voire vers le Danemark. Le propriétaire de l'unique B&B nous case chez sa tante, une mémé de quatre-vingt-cinq ans qui ne parle que le dialecte local et qui de surcroît est, dit-on, complètement sourde. On nous installe dans une chambrette qui a du voir défiler nombre de petits cousins et peut-être, allez savoir, quelques voyageurs impromptus. Sur le mur rose-bonbon un crucifix et un cadre illustrant une icône brodée intitulée Jesus lever.

Tvøroyri héberge l'un des rares vrais pubs des Féroé, le RúsdrekkasNla Landsins. Un ancien magasin portuaire qui a conservé ses comptoirs, ses poutres, ses trappes et ses greniers. Un vrai petit bout de nostalgie. Il se trouve sur les docks et ce soir il a attiré un public familial venu écouter un « Bob Dylan » affrété spécialement de la capitale. Les chansons qui parlent de vent ça plaît ici. Le roi de la soirée fut sans conteste un marin-pêcheur moustachu et ivre mort. Son comparse, un petit bossu candide et euphorique, passa quant à lui sa soirée à se faufiler entre les tables pour serrer les mains à la façon d'un maître de cérémonie qui a perdu la tête. Il a dû nous palucher une demi-douzaine de fois.

Au matin, notre mémé est allée nous acheter du pain frais, des pâtisseries, du beurre salé et du lait. My name is Evelyn, I'm 85 years old! Pas si muette que ça Madame Olsen, avec son accent vieille-Angleterre. I am very old now! Son Hildebrand l'a quittée il y a quatorze ans déjà : what a good man to live with. nous raconte-t-elle en embrassant une vieille photo. Il était peintre. Ils n'ont pas eu d'enfants. Son frère aussi est mort il y a six mois. Une attaque. Le drame pour Evelyn qui n'attend désormais plus de visite quotidienne. Elle dégage une tristesse profonde mais a conservé une lucidité taquine derrière ses airs de vieille tante aigrie. Elle semble contente de nous avoir en face d'elle ce matin, dans sa coquette cuisine bleue, surtout une jolie fille comme Rachel : you're wife is beautiful! Et puis avec fierté, comme pour insister sur le privilège d'être hébergé chez elle, elle lance : My house is number 2 old in Tvøroyri! Après le petit-déjeuner, Evelyn nous proposera de rester une nuit de plus. Mais pour nous le voyage se poursuit. Alors elle est allée s'asseoir dans son fauteuil près de la fenêtre, à côté d'un vieux téléphone à cadran. Un téléphone qui ne doit plus sonner bien souvent.



Suðuroy, « le Sud ». L'île est belle : douce par ses vallons verdoyants et indomptable le long de ses côtes occidentales. Les falaises de Glyvrabergsgjógv par exemple : fantastiques promontoires sur lesquels nous avons suivis longtemps, à la jumelle, le ballet désordonné des oiseaux. Lorsqu'on s'approche fébrilement de ces abîmes et qu'on tend l'oreille on discerne d'étranges gémissements perdus dans le souffle de l'océan.



A quelques encablures du port de Tvøroyri il y a Øravik et un patron d'hôtel qui est allé marier une jolie Brésilienne pour la ramener dans sa baie. Depuis, un petit café-au-lait trottine dans les corridors. Par ailleurs, on aurait tort de croire que le Brésil et Føroyar n'ont rien en commun : le premier est l'un des meilleurs clients du second. Ou quand les cabillauds de l'Atlantique Nord traversent l'océan dans des cargos frigorifiques. Déroutant marché globalisé.

D'Øravik une petite route s'échappe dans la montagne. Un col s'ouvre sur une auge vallonnée. Tout au fond, dans un écrin de vert, apparaît Famjin, un village de pêcheurs-éleveurs.



L'un d'eux revient justement du large, manifestement satisfait de sa journée. Il a sorti 200kg de haddock. Une bonne prise. Mais derrière les sourires la vie est dure : de sa cargaison il retirera un franc par kilo, tandis que le commerçant, lui, écoulera ce même kilo à dix francs. Mais c'est comme ça. Pas de quoi se plaindre. Le jeune caboteur est fier de nous montrer son bateau, avec ses lignes automatiques et les calamars en caoutchouc qu'il utilise comme appâts. On le recroisera deux jours plus tard sur les pentes qui surplombe son village, un long bâton à la main, avec d'autres bergers, rabattant les moutons pour la tonte saisonnière.


Nous voici bientôt à Akraberg, l'extrême sud des Féroé. Un petit phare, deux ou trois bicoques et des antennes relais bien harnachées pour résister aux vents. Là-bas derrière l'horizon il y a les Hébrides, l'Ecosse et le continent européen. Il est d'ailleurs temps de reprendre le bateau pour Tórshavn. Notre méharée nordique s'achève bientôt. Nous jetons un dernier regard sur cet océan glacial qui a avalé tant de marins et qui, espérons-le, ne dévoilera jamais tous ses secrets.



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